TEXTES CRITIQUES

Philosophia naturalis

Texte de Mme Françoise-Hélène Brou.

« Je jardine dans mon âme »
Jules Renard, Journal 18 février 1902

Pendant les dernières années de sa vie, Claude Monnet a beaucoup peint dans son jardin de Giverny, un espace botanique qu’il avait aménagé sur sa propriété achetée en 1890 : « Il s’est fabriqué un paysage à son propre usage, réunissant tous ses thèmes de prédilection, le jardin, les fleurs, le désordre végétal, les arbres, l’eau et le ciel, le fluide et l’aérien.»[1] Sa dernière manière a ouvert une nouvelle dimension : « l’avènement d’une réalité plus vaste, plus ouverte, plus abstraite aussi. » [2]

Dans l’œuvre de Xavier Cardinaux, les thèmes liés à la nature, et particulièrement au jardin, abondent. Mais, depuis Monnet, la peinture a fait du chemin, passant par l’abstraction, l’expressionnisme, l’objectal, le concept, la monochromie. De ces expérimentations, Xavier Cardinaux a privilégié une voie médiane entre naturalisme et abstraction, un univers hybride où médiums, techniques et répertoire formel mêlent tradition et modernité. Si la cohérence conceptuelle de ses travaux se forge sur la nature, Xavier Cardinaux explore ce lieu commun des beaux-arts avec la vision d’un artiste contemporain, à une époque où la nature, crise écologique oblige, n’est plus que l’ombre d’elle-même. Nous savons désormais que « Nous ne pouvons considérer sérieusement un être vivant sans le considérer avec les conditions d’existence, donc comme partie prenante d’un écosystème ; nous avons découvert la fragilité et la contingence du vivant, son caractère historique. » [3]. Il en résulte que, lorsqu’un artiste aborde aujourd’hui le registre naturaliste, ses représentations sont fort éloignées, formellement et significativement, de celles produites autrefois, puisqu’elles intègrent, consciemment ou non, les connaissances acquises au cours de ces dernières décennies sur les sciences de la nature et de l’environnement.

L’observation des peintures de Xavier Cardinaux montre qu’il ne représente pas de paysages ou de motifs végétaux organisés traditionnellement en une succession de plans illusionnistes. L’artiste juxtapose ses éléments de composition au même niveau, sans souci d’échelle, produisant une vision très rapprochée de son sujet, rappelant effectivement la manière adoptée par Monnet dans ses séries de Nymphéas. Cette méthode aperspective, plongeant le spectateur dans l’intimité du végétal et des éléments plastiques, concerne principalement ses compositions à l’huile. Mais lorsqu’il aborde le dessin à la mine de plomb, à l’encre de chine, Xavier Cardinaux inverse ce processus, créant alors des portions d’univers qui semblent suspendues dans un espace virtuellement illimité. La vision de près et de loin constitue une polarité récurrente de son œuvre, la nature devient alors prétexte à la recomposition d’une topographie évoquant des espace de l’entre-deux, combinant extériorité et intériorité, réalisme et imaginaire. Ces lieux intermédiaires, et notamment ceux qu’il qualifie de « jardins », ne vont pas sans évoquer les mythes originels et édéniques liés à ce thème, sources de nombreux récits relatant la naissance de civilisations. Quoi de plus normal pour un artiste que de recréer le monde ! Le redessiner, certes, mais en le dotant de spécificités propres à sa perception et à son époque et en tenant compte que « La vision évolutionniste de l’univers et de la vie a longtemps impliqué qu’il n’y avait dans l’univers qu’une seule ligne d’évolution au point culminant de laquelle se trouve l’espèce humaine. La théorie darwinienne implique pourtant déjà que l’évolution se déploie sur des lignes divergentes. »[4] Aussi les macrocosmes et microcosmes de Xavier Cardinaux créent-ils des architectures ouvertes à maintes déclinaisons et où l’idée de nature associe des concepts opposés tels que permanence et évolution, fragilité et résistance, convergence et divergence, ordre et désordre. Des mondes perdus, en devenir ou parallèles.

Cette approche pourrait à bien des égards illustrer une philosophia naturalis. Or celle-ci a bien évolué depuis ses origines présocratiques ; en effet les philosophies modernes de la nature ne correspondent plus aux cosmologies antiques, articulant le divin et la nature, elles s’intéressent au cosmos comme rapport de l’homme avec la nature, sans pour autant exclure le propos théologique, mais relégué désormais au second plan. Au vu de la crise des consciences face à la dégradation de l’environnement et du vivant, de la séparation entre les sciences et leurs applications d’avec les questions d’éthique ou de déontologie, il n’est pas exclu d’envisager le retour d’une philosophie à l’ancienne, qui « n’est pas totalement indépendante des sciences, d’une part parce que celles-ci avec leur retombées technologiques sont évidemment pour quelque chose dans le problème pratique qu’est aujourd’hui la nature et d’autre part parce que l’écologie est l’une des sciences naturelles dont les modèles d’explication sont élevés par certains au rang de principe global de compréhension pour une philosophie de la nature. » [5] De nombreux scientifiques et philosophes se sont penchés sur la question : Jacques Monod (Le Hasard et la Nécessité) ; Edgard Morin (La Nature de la nature) ; Michel Serres (Le Contrat naturel) ; ou encore, plus récemment Michael Esfeld, spécialiste de la philosophie des sciences et de l’esprit, qui avance par exemple : « On ne peut pas comprendre les questions d’interprétation que suscitent les théories physiques fondamentales contemporaines (la théorie quantique, la théorie de la relativité générale) si on ne se rend pas compte des enjeux métaphysiques que ces théories soulèvent. »[6] Le renouvellement de la philosophia naturalis s’impose de plus en plus dans les écoles de la pensée contemporaine en fournissant, notamment aux artistes, de nouveaux modèles de réflexion et de représentation.

Xavier Cardinaux bannit de ses œuvres toute présence humaine ou animale, cela n’exclut nullement la dimension humaniste de son propos pictural. Il faut pour le comprendre revenir à l’espace du jardin, matrice de multiples métaphores et métamorphoses. Si cette image renvoie traditionnellement aux symboles polysémiques de l’hortus conclusus, elle ne se limite pourtant pas aux thèmes paradisiaques, mais ouvre des perspectives métaphysiques et existentielles moins édéniques. A cet égard, l’aire du jardin dénote un lieu clos, séparé de la vie quotidienne, de la sphère publique et de ses menaces exogènes. Claustration et isolement, mais néanmoins sous le signe de la communication avec la nature. L’agencement jardinier développe des codifications complexes qui, outre ses fonctions ornementales, prend souvent la forme d’une énigme ou d’un labyrinthe, dont la résolution et la trajectoire s’apparentent à un parcours initiatique entraînant le jardinier en terra incognita où tout peut arriver : monstres ou merveilles ; amour et volupté ; obscurité et lumière ; écueils et épreuves. Le jardin devient alors le lieu propice à la dilatation de l’intériorité où la dimension de l’intime s’harmonise entre le moi et son environnement, un état souvent prélude à la recomposition d’un espace personnel, à un changement ou une réappropriation identitaire, mais aussi à la création artistique : « Ô toi qui entre ici et qui par l’esprit t’appliqueras à comprendre du commencement à la fin ce qu’il verra, dis-moi si tant de merveilles ont été faites pour t’égarer ou bien pour l’Art. »[7]

Xavier Cardinaux a élu le jardin comme l’une des figures emblématiques de son univers plastique. Ce lieu de naissances et de décompositions lui sert, tel un terreau fertile, à cultiver et développer ses métamorphoses de l’intime qui, au gré des des représentations qu’il en livre, participent à construire un dialogue entre l’artiste et le monde, sans se targuer d’un point de vue absolu ou transcendantal sur la nature. Abri, refuge ou exil ? peu importe, l’essentiel reste que cette nature redessinée préserve un accès privilégié aux tropismes intérieurs.

Françoise-Hélène Brou
Condémines, le 17 janvier 2020


[1] Manuel Jover, « Les Nymphéas de Monnet », in : Connaissance des Arts, 23.07.2019.

[2] Manuel Jover, op.cit.

[3] Hubert Faes, « Une philosophie de la nature aujourd’hui : état des lieux », http://www.cairn.info

[4] Hubert Faes, op.cit.

[5] Hubert Faes, op. cit.

[6] Michael Esfeld, Métaphysique : la philosophie de la nature, www.pressespolytechniques, 25 août 2013.

[7] Inscription sur le socle d’un sphinx des Jardins De Bomarzo, construits par Pier Francesco Orsini entre 1528 et 1585, dans la province de Viterbe.

 

Vibration végétale

Texte de Mme Nicole Kunz.

Simples surfaces en apparence où s’enchevêtrent des éléments en suspension, les peintures de Xavier Cardinaux révèlent lentement au regard des profondeurs hypnotiques, proches de paysages célestes ou sous-marins. De ce magma primordial et tourbillonnant prennent forme des univers, dont l’origine végétale demeure dans les silhouettes de fleurs et de feuilles. Ces peintures oscillent continuellement entre reflet du réel et vortex abstrait qui capture l’attention du spectateur pour le projeter littéralement dans des méandres de matières sensuelles et onctueuses. Même lorsque le jardin apparaît de manière plus évidente, arbres et bocages se perdent très vite dans un langage purement pictural, fait de taches colorées, juxtaposées et superposées dont les contours incertains se fondent dans l’imprécision du geste que l’on sent presque inconscient, conférant fraîcheur et spontanéité à l’ensemble. Cette liberté de la main semble plus évidente dans les petits formats où, en quelques touches, naissent les contours d’arbres fantomatiques, ainsi que dans les compositions plus récentes où l’artiste réussit à disposer les taches de couleur en restant à la limite du chaos. On y sent le reflet des entrelacs des «Pluies de fleurs célestes», nom donné à une série où d’étranges et inquiétantes floraisons viennent envahir la surface de la toile par des lignes sinueuses qui créent un rythme ondoyant presque mystique. La poésie est omniprésente dans les oeuvres de Xavier Cardinaux, ne serait-ce que par la tonalité d’ensemble donnée par une dominante chromatique que l’artiste exalte en lui apposant ses contraires, comme le ferait le poète avec des mots choisis pour leur qualité sonore. La parole est importante pour l’artiste, comme l’attestent les titres dont il souligne la majorité de ses oeuvres. Concentrées sur une surface clairement délimitée, ces compositions de petite dimension constituent des univers en miniature, qui apparaissent comme le germe de la peinture monumentale à venir, sans que cela ne leur ôte leur autonomie d’oeuvre à part entière. Comme dans la nature, les différentes réalisations de l’artiste sont reconnaissables par un lien presque organique qui les réunit, telles les facettes changeantes par l’effet des saisons sur un même paysage.

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Nicole Kunz
2014

A l’occasion de l’exposition: « Vibration végétale » du 6 septembre au 5 octobre 2014 à la galerie: La Ferme de la Chapelle.

39, route de la Chapelle, 1212 Grand-lancy
004122 342 94 38
 

 

Seconde Nature

Texte de Mme. Françoise-Hélène Brou, exposition, 2011, galerie: Halle Nord, Genève.

Les œuvres de Xavier Cardinaux évoquent un univers végétal et floral de jardins, parcs et sous-bois, qui n’aurait pas déplu aux paysagistes du Quattrocento, ni à un Monet, un Cézanne ou un Matisse.

Cette énigmatique relation entre la nature et l’artiste, ravivée par plusieurs mouvements du 20ème siècle dont l’Arte Povera et le Land Art, demeure, encore aujourd’hui, l’un des principaux terrains d’expérimentations en matière d’art contemporain. Pour Xavier Cardinaux, la nature est depuis longtemps emblématique de son travail pictural car, plus que d’autres, ce thème évoquant le cycle de la vie cristallise toutes les difficultés de l’être, le redoutable face à face du sujet avec la matérialité terrestre.

« Autrefois, j’avais le respect de la nature. Je me mettais devant les choses et les paysages et je les laissais faire. Fini, maintenant J’INTERVIENDRAI », écrit Henri Michaux (Mes Propriétés, 1929). Cette pensée montre que l’art actuel, vise davantage à transformer le réel en une expérience intérieure, processus à travers lequel la peinture se vit comme une aventure, un engagement. A cet égard, le style de Xavier Cardinaux adopte un langage à mi-chemin entre figuration et abstraction ainsi que des techniques classiques, comme l’huile sur toile, les encres, la mine de plomb ou l’aquarelle, tout en introduisant dans certains travaux des technologies modernes, notamment l’informatique. C’est que l’artiste aime conférer une certaine dose d’instabilité dans l’ordre artistique et pictural, une idée qu’il résume en disant : « l’harmonie est un moment privilégié du chaos ». Aussi sa peinture, souvent des grands formats diptyques ou triptyques, offre-t-elle des compositions dans lesquelles les motifs de la graphie naturaliste semblent immergés dans des masses colorées épaisses, comme emportés par une sorte de vague chromatique, ce qui confère à l’ensemble un mouvement aléatoire et vibratoire.

Par un cadrage très rapproché, Xavier Cardinaux construit des séquences paysagères où figurent arbres, branches, feuilles, fleurs, légumes ou petit être protozoaires, évoluant en symbiose avec les éléments eau, terre, air. Ces territoires évoquent des espaces de jardins, des forêts primitives, des fonds marins, autant de lieux à la fois édéniques et génésiques, mais dont la signification n’obéit pas à une logique narrative. C’est en effet sur le mode du symbole visuel ou de la métaphore plastique que l’artiste nous plonge dans la sensibilité du monde vivant. Que ce soient les textures épaisses, les brossages et grattages, la profondeur des couleurs, le dynamisme du trait, l’explosion des taches et coulures, les luminosités vives et sourdes où s’allument parfois des scintillements dorés ou des larmes cristallines, tout se conjugue pour amener le spectateur, toujours en quête d’étonnement, dans une dimension onirique où la nature dévoile sa réalité botanique, zoologique et philosophique.

Françoise-Hélène Brou

2011

Texte de M. Christian Buenzod

La peinture de Xavier Cardinaux possède un pouvoir qui s’apparente dans une certaine mesure à celui des icônes, en nous soumettant à un choc qui peut fissurer ne serait-ce qu’imperceptiblement, l’écorce anecdotique de notre personnalité. La violence du geste fait surgir d’un magma de taches indifférenciées des figures emblématiques qui sont les reflets de nos propres monstres, des miroirs offerts à nos masques figés par une vie sans ailleurs. Ses œuvres sont des objets rituels, des aiguiseurs de l’âme.

Les toiles de Xavier Cardinaux sont aussi des surfaces de jouissance où s’épanche la beauté, au-delà de leur aspect dramatique. Leur richesse plastique, bien éloignée des tristes ratiocinations d’un certain art conceptuel offre un espace où peuvent s’ébattre les fantasmes mis en branle par tant d’étreintes, de maternités et de corps offerts à notre contemplation incrédule…

Christian Buenzod 1989